lundi 30 novembre 2015

Comme il faut


On disait de moi : quelle gentille fille, comme vous en avez de la chance. J'étais fière et je voyais dans les yeux de papa, de maman les néons de la récompense clignoter. C'étaient de bons parents. Maman me serrait contre elle et papa me regardait avec le tressaillement d'un amour sans bornes.

Je disais bonjour monsieur, bonjour madame,
je disais s'il vous plaît madame,
merci monsieur, bonne journée monsieur.  

Et les adultes fondaient comme glace au soleil.

J'étais polie, joliment aimable, bouche en cœur, 
douceur candide d'une innocence bien cultivée.

Je ne mettais pas mes coudes sur la table,
mangeais de tout un peu,
je levais la main haut pour porter la fourchette jusqu'à ma bouche
que je fermais pour mâcher muette.

Et les passants à mes parents :
mon dieu la belle enfant.
Mes parents étaient de bons parents.

Se laver les mains avant de passer à table,
se laver les mains quand on a touché la terre,
la poignée de la porte des toilettes,
et la main de ma grand-mère.

J'ai grandi.
 
Aujourd'hui je trie mes déchets, la poubelle orange, les papiers et les journaux,
il doit rester zéro
et tous les jours je mange bio, bio tous les jours.
Aujourd'hui papa et maman ne sont plus là pour me dire ce qui est bien.
Mais je me débrouille.

Je dis
black, blanc, beur
SDF, sans travail.

je dis bonheur la bouche en cœur,
je dis joie et amour,
je dis dieu un peu mais toujours avec ferveur,

je n'ai jamais un mot plus haut que les autres.
 
J'ai fait des études, fait mon droit, mon bon droit,
suis avocate maintenant et parle comme il se doit,
comme il se doit que je parle
quand je défends la veuve et l'orphelin,
l'opprimé et le déprimé,
le délinquant et les escrocs,
tous ceux qui ne font pas les choses comme il faut,
comme il se doit qu'on les fasse

parce que papa et maman ne leur ont pas appris comment il fallait faire comme il faut.
S'ils l'ont fait ils ne l'ont pas fait comme il fallait sinon leurs enfants ne seraient pas délinquants ou bien ils ont tout fait comme ils devaient faire mais leurs enfants n'ont pas écouté.

Ils ont choisi le chemin des quartiers,
des mauvais quartiers où l'on nique ta mère,
l'on se la joue chelou, avec des yo et yes,
où l'on parle avec l'air méchant et les gestes qui vont avec wesh wesh,
parce qu'ils sont des gens bien comme il faut dans ces quartiers comme il en connaissent,
pas plus méchants que moi
avec mes s'il vous plaît,
mes merci,
eux avec leur yo et yes dedans ces quartiers où dit-on , on ne fait plus de quartiers,
ces endroits remplis de jeunes comme il se doit quand on vit là où ils vivent….

Là,
j'en ai vu un qui faisait la honte de ses parents parce qu'il ne parlait pas comme il faut.
Et les parents étaient tout dépités, dépités d'avoir un fils pas comme il le faut
et les gens qui passaient, savaient qu'ils avaient fait tout ce qui était dans leur pouvoir pour corriger le black mouton,
et les voisins disaient pauvres parents c'est dur d'avoir un fils pas comme il faut
qui dit bonjour, bonsoir, merci au revoir,
tous ces mots des mauvais quartiers
où l'on se drogue,
où l'on se bat,
où les enfants sont dans la rue jusque très tard,
les enfants des quartiers sombres, pour ne pas dire…

cet enfant a grandi, mal tourné, tout le temps fourré dans d'autres quartiers,
son père et sa mère ne sont plus là pour se désespérer mais lui ne s'en plaint pas.
Il me dit même qu'il se porte mieux avec des mots choisis,
des mots des quartiers où j'ai grandi,
des mots qu'il a adoptés,
qu'il dit avec respect parce qu'il a appris à les aimer,
et moi qui les savais tous, les prononçaient soir et matin comme un robot
je ne les reconnaissais pas quand c'était lui qui leur donnait la vie.

Alors j'ai épousé ses mots avec la robe qu'il leur avait modelée et on s'est marié dans toutes les langues avec tous les mots bien pensants ou non, choquants ou non, avec les mots de tous les quartiers et avec bonheur aussi.