vendredi 15 mai 2015

Colin Colimaçon

Je m'appelle Colin. J'aime la vie quand elle palpite mais je n'aime pas le silence brutal et j'ai peur du vide. Il aspire le bruit et son creux appelle la chute. Rien à quoi se raccrocher et comment savoir où on en est de sa chute sans un haut ni un bas, sans une voix pour alerter, sans une vie pour avertir qu'on la quitte, comment ? Dans mon vide, mon silence, c'est comme ça : est ce que je vis, est ce que je suis dans le néant, comment savoir si rien ni personne autour de moi ne bouge ni ne parle, dans un monde à plat, dans un jour blanc ? Il me faut cette palpitation qui résonne fort, de plus en plus fort, à coups rapprochés, qui tape contre les tempes et parce que ça tape je me dis oui j'ai des tempes, il me faut cette pulsation qui résonne dans ma poitrine et parce que ça résonne, je me dis oui j'ai un cœur là dedans qui fonctionne, il me faut quelque chose qui bouillonne dans les veines, qui brûle aux joues, qui bouillonne et brûle, alors je me dis oui j'ai des veines et des joues aussi, quelque chose de moi vit dans ma prison de chair, sous de multiples couches tissées pour me protéger de vous qui n'êtes jamais là, de vous qui ne me regardez même pas.

Je suis Colin le colimaçon et je vis retranché dans ma coquille que les mauvaises blessures et leurs cicatrices épaississent, parce que j'ai trop souffert, parce que j'ai trop essuyé de peur, parce que j'ai trop entendu de vos cris répétés, de vos disputes l'un contre l'autre, parce que j'ai trop hurlé pour couvrir le tonnerre de vos colères, j'ai trop appelé en vain. Maintenant je ne parle plus et mes yeux sont éteints, j'ai perdu leur éclat dans les larmes que j'ai versées. Oui j'ai pleuré, pleuré jusqu'en avoir les yeux délavés .Vous ne m'écoutiez pas dans votre guerre, papa, maman, vous ne voyiez pas non plus. Pourtant j'étais là si prés, à sentir le souffle de votre violence, jusqu'à aspirer les sales mots que vous vous lanciez au visage. Les mots par dessus les murs, les mots par dessus mes oreilles comme des piqûres dans mon cerveau, les mots de la discorde comme un bourdon de mouches autour de ma bouche. Alors j'ai fermé les yeux, bouché les oreilles, pour ne plus entendre que le souvenir d'une voix maternelle et ses modulations d'avant l'expulsion. Ta voix de maman quand on était heureux tous les deux. Depuis je me fabrique des peaux pour fuir la souffrance lancinante de l'enfant que la tourmente accable. Des peaux que le vent dessèche, qui meurent faute d'une main pour me rassurer. Maman d'avant ma naissance, ta voix lointaine, seulement elle et sa mélodie heureuse dans les recoins de ma coquille.

Aujourd'hui j'ai peur de mon silence intérieur et j'aurai peur tant que les palpitations de mon cœur ne m'auront pas rempli d'une vie faite de bruits, de cris, d'un sang qui frappe violemment ma poitrine. Alors je serai vivant à nouveau. Mon sang me le dira parce qu'il donne sa couleur à mon teint, le brillant d'un soleil vermeil. Mais quand le bruit s'en va, que je m'alourdis d'une cuirasse supplémentaire le vide revient, avec lui la peur, le manque, le froid, la mort.

Je suis Colin Colimaçon. J'ai trouvé un jeu pour me sentir vivre ou revivre, un jeu dangereux : à la vie, à la mort, un jeu qui fait peur à maman mais tant pis. Un jeu que les autres colimaçons aiment me voir jouer, je crois car ils se rassemblent pour y assister, m'observent avec curiosité, m 'applaudissent même quelques fois. Ça me fait du bien, j'entends les claps claps de leurs antennes, je me vois dans leurs yeux, ça me fait chaud partout et je respire dans la peur de maman, dans l'admiration interrogative de mes congénères : vivra ou vivra pas ? Je fascine, j'intrigue et je sens la chaleur en moi qui monte.
Alors je me lance encore une fois, peut-être la dernière. Le défi est là qui sommeille le long d'une longue coulée qui tranche la forêt, lugubrement noire, immense serpent de bitume. Le Passage des Choses de Fer. De temps en temps sans qu'on le devine, le prodige se produit. Le sol tremble. Une bête, une machine, seule ou en troupeau secoue le sol de sa hargne rageuse dans un grognement qui s'amplifie à mesure qu'elle se rapproche pour disparaître dans un tourbillon dévastateur. L'air se comprime et fuit en avant de sa course, l'herbe sur le bas coté se couche et se soumet. Le bolide saigne le paysage d'un éclair de métal au soleil couchant. Après, le goudron exhale l'odeur âcre des imprudents écrasés et des peaux laminées.

Il me faut traverser ce couloir rugissant juste avant le passage du monstre, ni trop tôt sinon ça ne vaut pas, ni trop tard sinon tant pis pour moi. Le salut est là bas sur l'autre berge, ma vie aussi. Je m'avance sur le bord de l'asphalte, et j'attends la vibration. D'abord lointaine, elle chatouille le dessous de mon pied de gastéropode. Elle est douce et légère, inoffensive encore. Je la sens qui forcit, menaçante, je la sens qui me pénètre un peu plus. Alors je glisse, je contracte, relâche tous les petits muscles de mon pied pour avancer aussi vite que le peut un colimaçon. Là bas, tout au fond, il doit y avoir la Chose, je la sens qui vibre en moi de plus en plus fort, la Chose et son emprise sur mon devenir, onde longue qui gronde, fait trembler la route sombre. J’arque boute mon pied, soulève ma coquille, me jette en avant, et je recommence, je tire sur mon pied je tends mon cou, tracte ma coquille. Ça y est, je peux la voir. Elle est sur moi, gigantesque, elle hurle et le sol s'agite de soubresauts de plus en plus rapprochés. La Chose sans regard, indifférente à la vie de Colin se rue sur lui. Trop vite, ça va trop vite! Il ne faut pas que je la regarde, il ne faut pas que je me laisse pétrifier par sa rage maléfique. Avance Colin, contracte ton pied, tire sur ton cou, soulève ta coquille, avance Colin, tire sur ton cou, soulève ta coquille, avance. Elle dévore le goudron – trop vite, ça va trop vite ! – souffle son haleine d'oxyde ( je peux la sentir), elle est là qui pousse un vent morbide, elle est là et je tressaille, je ramasse mon pied et je pousse et je ramasse mon pied et je pousse, mon pied sous moi et je le tends aussi fort que je peux, un glissement de plus – vers la vie, vers la mort ? Mon sang hurle, mon cœur explose, mon cœur, ma vie, ma vie ou ma mort. La voilà, la voilà tout prés, son rugissement, sa course si rapide, son front large à toucher le ciel, plus haut que des milliers de Colin, son ombre qui me tenaille, son odeur qui m'étrangle, ma vie appuyée contre ma mort, je veux vivre ! La voilà, l'est là, l'est là...
Mon cœur... mes poumons, mes tempes qui me brûlent... je suis vivant, maman qui m'appelle, je suis vivant, les autres qui me regardent bouche ouverte, je suis vivant, je suis vivant.

Mais je sais.

Déjà ; déjà le silence, plat le silence, plat le calme. L'absence, le manque, la peur et l'oubli, déjà plus rien, encore plus rien qu'avant, juste sur ma peau le souvenir éteint de ce dernier frisson, lointain. Demain je recommencerai, j'aime tant la vie. 

Texte, © Joël Carayon 

mardi 12 mai 2015

Voisinages

Le radeau de la Méduse, © Photo RMN-Grand Palais - D. Arnaudet
Il faut avoir peur, peur de tout. Peur de sa propre peur. Et j'ai peur de ma peur.
 
Je suis peureux comme d'autres sont heureux mais je ne suis heureux qu'avec mes frères peureux.
J'ai peur, peur... peur...de, sans rien au bout qui désigne ma peur, rien derrière le de, peur de ? Eux. Peur d'eux, j'ai peur d'eux ! C'est mieux, beaucoup mieux.

J'ai peur d'eux !
D'eux d'où d'ailleurs?
J'ai peur d'eux qui sont d'ailleurs!

Mon ventre mes tripes, j'ai la peur au ventre, viscérale. J'ai mal aux tripes, mal à cause, à cause de ? A cause d'eux ! A cause d'eux d'ailleurs qui traversent nos flots sur le corps noyé de leurs aînés.

J'ai peur d'eux qui rôdent derrière mon ciel bleu, qui triment de l'autre côté de mon miroir bleu, côte à côte de chaque coté. Et là bas sur l'autre face leurs voiles noires, et dedans l'envers de nos vies.

Ils rôdent sur l'autre bord de ma mer bleue aux îles d'or ensoleillées. Ils cherchent un passage pour leur rêve, une faille dans ma vigilance, une once d'apitoiement, le véhicule d'une larme, l'usage d'une faiblesse.

Eux et nous, face à face, double face.

Texte, © Joël Carayon 


mercredi 6 mai 2015

Voisinades


Un deux trois n'allons plus au bois
quatre cinq six, loup y es tu, que fais tu ?
Cessez vos rires charmants enfants
Les loups ouh sont entrés dans nos vies.

Un deux trois ils sont passés par là,
quatre cinq six repassent par ici.
Ils courent ils courent
et remplissent nos rues.

Ils sont là teint mat et cheveux noirs
dans leur bouche un miel qui cache mal leur fiel.

Et puis leurs voiles et puis leurs voix 
dans la légende de nos siècles,
voix trouées de bombes,
dix onz' douz' et nos corps, brisés dans les tombes.

Un deux trois eux qui connivencent
quatre cinq six eux qui manigancent
sept huit neuf qui peste, et choléra
et bourrent et bour et ratatam.

Tremblez charmants enfants, ils viennent par la mer
pavée des corps noyés de leurs frères aînés.

Eux l'étrange miroir nous déformant si mal.

Texte, © Joël Carayon