mardi 1 septembre 2015

Virtuose

J'aime la musique. La vraie celle que l'on fait avec ses mains, celle qu'on apprend des années durant chez son prof avec du solfège et des partitions, celle que je goûte du bout de mes doigts et me dresse les poils sur la peau . Mais j'aime pas le son numérique, le son mâché à la machine, travesti, torturé, ces sons froids, ces voix violemment tordues.
Je joue du violon. Je parle violon. Mal encore. J'apprends sol la si do, j'apprends à caresser mes quatre cordes du bout de mon archet la si do sol. J'écoute mon prof, qu'est ce qu'il est fort, et j'essaie de l'imiter sur mon bel instrument léger comme la voix de maman et si beau dans sa livrée de bois blond. 

photo David Sidoux
Je chante faux. Je déchiffre encore. Je suis tout jeune, j'ai des excuses. J'apprends, je grince . 
Mon prof :
- Ton archet, incline ton archet, soigne son attaque sur la corde sinon tu vas lui faire mal à ta musique et ton violon se plaindra douloureusement... ton poignet souple ton poignet comme si tu effleurais la peau d'une femme... oublie ça tu comprendras plus tard.

Moi je m'applique je me concentre à mort, fixe ce petit arc magicien capable de transformer un simple frottement en une mélodie d'une pureté qui me donne le vertige . Je m'applique. Cette fois ci sera la bonne, sûr et je me lance en regardant mon prof pour lui dire du bout de mes cils : 
- Écoute ça tu vas pas en revenir.
Je frotte mes cordes , un génie pourrait bien en sortir, un génie musicien j'ai vu ça dans Aladin et la lampe magique. Si ça pouvait m'arriver. Ça va m'arriver. Je frotte, frotte mes cordes et le son cristallin qui me ravit déjà, s'étouffe au fond de ma gorge, il n'en sortira pas. Le génie m'a boudé. 
Mon prof a fait la grimace :
- Ça ne fait rien, c'est déjà mieux, tu vas y arriver.
Et fort de ses encouragements généreusement hypocrites j'insiste, je fais des efforts. Ça viendra il l'a dit. Mon génie dans le corps de mon instrument sera ravi et se montrera enfin. 
Il me dira :
- Je suis Stradimachin, Fritz Kreisler, je suis le génie des violonistes qu'un musicien méchant et jaloux a enfermé dans ton violon, je suis son âme. Tu m'as appelé. Tu es mon maître. Fais un vœu, je l'exaucerai.
Pas besoin de préciser je penserais si fort qu'il comprendrait sans qu'un son ne sorte de ma bouche . Les sons, la musique c'est l'affaire de mon violon.
Ce soir la terre s'arrêterait de tourner pour écouter mon concert. Ce serait toujours le jour en France, toujours la nuit en Chine et mon violon parlerait pour moi, chanterait la pureté de ma voix. Le rideau ne serait pas encore levé... j'entends le doux brouhaha du public dans la salle. Il parle de moi :
- C'est un virtuose promis à un grand avenir.
- Ah madame j'en frissonne de plaisir, son doigté est exceptionnel. 

J'arrive sur la scène accompagné de mon orchestre. Silence dans la salle. Je coince mon génie sous mon menton, hausse mon bras l'archet prêt à faire chanter les cordes. Le chef de l'orchestre a levé sa baguette. Tout le monde attend son signal. Ça y est. La musique introduit mon solo par un chant qui invite au recueillement. La baguette se tourne vers moi :
- A toi, charme nous !

Photo Lilane Menardes
Un mouvement du corps, je ferme les yeux, j'entends déjà la pureté exacerbée de la mélodie, je sens le bois qui vibre et se répand en moi . Je suis bois, bois de violon, bois de Stradimachin. J'attaque... Couac, couac couac! Une volée de canards, un cri grinçant, des cordes soumises à la question, des dents qui grincent, un auditoire qui se bouche les oreilles et s'enfuit. La panique. Couac toujours couac ! Je m'effondre ! Je pleure. Mon génie m'abandonne. Mon génie ne veut pas sortir de mon violon. Il a honte de moi. Il est en colère. Je l'entends qui crie dans l'âme. Qui crie, qui crie :
- Tu ferais aussi bien de pisser dans ton violon ! Ça ferait un plus joli son !
Il est furieux ! Mon dieu je n'avais pas compris. Je me suis trompé. Il faut que j'urine il faut que je déverse mon art sur le bois vernis. Je sors mon tout petit archet de garçonnet et j'arrose tant bien que mal mon instrument du liquide le plus musical que je puisse. J'arrose Vivaldi pour qu'il pousse son printemps, pour qu'il pousse son été sous ma petite verge. Et la musique vient, douce et fluette, cristalline comme une source, bavarde comme un ruisseau et le public s'extasie et mon solo grandit, grandit quand soudain un hurlement :
- Mais qu'est ce que tu fais ! Qu'est ce que tu fais !
La voix de mon prof . Sursaut. Réveil brutal.
- Mais qu'est ce que tu fais ! Pourquoi tu pisses sur ton violon mon garçon ! 


Fransisco Autunes



 Texte, © Joël Carayon